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Jésus et l'étrangère

Lire dans la Bible:

Jésus et les disciples se rendent dans le territoire de Tyr et de Sidon, en terre philistine, ennemie d'Israël depuis les conquêtes de Josué. Ce qui reste de l'ancienne Canaan est toujours, pour les juifs, au moment où Jésus s'y rend, une terre de paganisme et d'idolâtrie, qui évoque guerres, cultes inavouables et sacrifices humains, une terre de perversion morale et religieuse, une terre de perdition, une terre en tout point étrangère.

Destination sans doute troublante pour les disciples entraînés par le Maître mais la rencontre avec la femme cananéenne sera troublante à bien d'autres égards.

Ainsi, on peut se poser bien des questions en lisant cette histoire, et se demander qui enseigne et qui est enseigné? Qui accomplit le miracle qui va sauver l'enfant? Et qui est réellement à ce moment disciple du Christ?

Mais cette histoire est celle d'une rencontre avec l'étranger et avant tout, dans cette rencontre entre Jésus, ses disciples et cette femme, on peut se demander: qui est étranger?

La femme cananéenne est ici chez elle. Jésus et ses disciples sont étrangers en terre de Tyr et de Sidon. Pourtant, nous lisons le plus souvent cette histoire comme celle de la rencontre de Jésus avec une étrangère. Il est vrai que la femme est doublement étrangère pour des juifs, et Marc précise dans un parallèle, au chap. 7, v. 26 de son évangile, qu'elle est syro-phénicienne d'origine grecque. Matthieu n'a pas besoin d'une telle précision: il s'adresse surtout à des juifs. Pour eux, l'affaire est suffisamment claire: cette femme phénicienne ou cananéenne représente pour les judéens le comble de l'étranger qui est depuis toujours craint et honni.

Ainsi, la rencontre de la Cananéenne nous place d'abord devant l'ambiguïté de la notion d'étranger: on est étranger réciproquement à un autre mais aussi on est étranger dans une relation toujours fluctuante, sans cesse susceptible d'être renversée, remise en cause.

Considérons notre expérience aujourd'hui. Nos compatriotes d'hier sont devenus étrangers au gré des indépendances politiques. Nos ennemis d'hier ne nous sont plus étrangers au gré de la construction européenne. D'autres encore qui étaient perçus comme ennemis potentiels nous sont bien moins étrangers depuis la chute du mur de Berlin. Mon voisin que je ne connaissais pas m'était étranger jusqu'à ce que je découvre que sa famille vient du même village que la mienne. Etre étrangers les uns aux autres, c'est tout-à-fait relatif.

Mais plus encore, chacun de nous n'a-t-il pas, en lui-même, dans sa famille, quelque chose d'étranger par rapport au pays, à la région, au milieu où il vit actuellement? On est étranger par la culture, par la religion, par le teint de la peau, par la langue, parfois simplement par l'accent, ou même par de simples traditions familiales. C'est parce qu'au fond l'autre est toujours perçu comme étant étranger. Et ça nous semble naturel comme nous semblent naturelles nos propres traditions.

Cependant plus fondamentalement, plus radicalement, il y a une bonne raison qui fait que chacun de nous devrait se regarder soi-même comme étranger. Cette raison c'est notre situation d'êtres créés, vivants sur cette terre, de richesses mises à notre disposition par Dieu. Abraham reconnaissait en s'adressant aux Cananéens en Ge 23: "Je suis un immigrant et un résident temporaire." Nous savons bien que l'homme est un immigrant sur cette terre. Aujourd'hui on dit plutôt pour parler de son installation temporaire qu'il est "immigré". Oui, nous sommes tous immigrés sur cette terre.

Il y a cependant dans ce texte une autre façon de voir les choses encore. Et on se rendra compte que peut-être les disciples eux-mêmes sont d'une certaine manière aussi étrangers à la rencontre qui va unir la femme au Christ dans la foi. Que, peut-être, au regard de la foi, la ligne de partage passe pour un moment ailleurs et sépare le Christ et la femme, d'une part, et les disciples qui suivent Jésus, de l'autre.

La femme sait bien qui est Jésus dont elle a entendu parler. Elle n'ignore pas la promesse faite à David, béni par le Dieu d'Israël, lui et sa descendance. Elle appelle Jésus "Seigneur, Fils de David" et à ce titre elle lui demande avec insistance: "Sauve mon enfant! Sauve!"

D'abord Jésus ne répond pas. Ça n'est certainement pas parce qu'il veut ignorer la femme ou ne veut pas satisfaire à sa demande. Ce premier silence, d'attente, est destiné à laisser se développer l'enseignement qui va suivre. Car alors que Jésus se retire parfois seul, à l'écart, ici il est venu accompagné des disciples; c'est pour les enseigner.

C'est d'ailleurs les disciples qui interviennent les premiers pour dire: "Seigneur, renvoie-la, car elle crie derrière nous". Ils pensent: écartons-nous ou plutôt écartons-la, ses manières et son comportement sont vraiment déplacés! Oui, nous le savons bien, l'étranger interpelle et fait peur. Il dérange toujours simplement parce qu'il est différent. Peut-être les disciples pensent-ils s'interposer pour protéger le Maître, pour épargner sa fatigue ou sa méditation. Il y a d'ailleurs une autre traduction du texte, possible et qui dit non pas "renvoie-la" mais "délivre-la". C'est sans doute mieux intentionné mais ça ne change rien au fait que les disciples voudraient qu'on en finisse avec l'étrangère au plus vite. Ils sont pressés. Ils agissent exactement avec cette femme comme les touristes pressés d'aujourd'hui avec l'autochtone qu'on croise sur la route d'un voyage plus ou moins lointain. Comportement bien humain, auquel rien n'a changé.

On touche là à quelque chose de difficile à dénouer. Même avec les meilleures intentions du monde, on a toujours, comme les disciples qui sont là autour de Jésus, une difficulté à accepter l'étranger parce que sa rencontre nous fait nous rencontrer nous-mêmes dans notre statut d'étrangers dans le monde, dans notre manque, dans notre finitude, et c'est perturbant.

Jésus parle après l'interposition des disciples. Il dit: "Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël". C'est une réponse dérangeante: Jésus semble donner raison aux disciples mais il va les prendre en réalité à contre-pied. En tous cas sa réponse touche bien et de manière vive à ce point sensible, inavoué, qui s'est noué dans cette rencontre comme il se noue dans chacune de nos rencontres avec l'étranger.

Qui sont alors les brebis perdues de la maison d'Israël?

Comprenons bien à qui s'adresse la réponse. On ne peut pas dire si cette réponse et les paroles de Jésus qui viennent ensuite s'adressent à la femme ou aux disciples. Elles visent bien au delà du petit cercle qui l'entoure. La femme étrangère est-elle seule ou est-elle même la première concernée? A première vue, on pourrait douter que cette femme étrangère ait quelque droit a priori à espérer dans le Fils de David, venu pour Israël. Mais alors on se tromperait gravement sur le message du Fils de Dieu. Et la suite de la rencontre ne permet pas cette interprétation.

Examinons le contexte pour comprendre. Toute la période qui constitue la fin du ministère de Jésus en Galilée jusqu'à la transfiguration, avant la montée à Jérusalem, est marquée, je crois, par un double enseignement.

Dans cette période, Jésus fustige d'une part à de nombreuses reprises le manque de foi de ses disciples et il reproche d'autre part aux Pharisiens et aux scribes d'avoir "annulé la parole de Dieu au profit de [leur] tradition". Leur présomption qui est dénoncée ici n'a pas pour effet seulement de rendre ignorant de la parole de Dieu - les scribes et les docteurs ont pour métier de la connaître parfaitement -, la présomption a pour effet d'annuler la Parole dans l'esprit des hommes.

La foi seule peut sauver. Les traditions des hommes, comme une tour de Babel par laquelle ils pensent toujours accéder à la sagesse ou à la vérité, trahissent la volonté de Dieu et les conduisent à l'échec et à la division. C'est contre cette annulation de la parole de Dieu au profit de la tradition des hommes que Jésus met en garde: "Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens". Voila située la perspective dans laquelle se déroule la rencontre avec la femme cananéenne.

Il y a bien des passages dans l'ancien testament dans lesquels les étrangers sont voués à l'anathème, à l'interdit, à l'extermination. Et dans le livre d'Esdras par exemple, il y a ce passage terrible où sont renvoyées les femmes étrangères épousées par les juifs ainsi que leurs enfants. Ces différents passages, de rédaction post-exilique, répondent au souci d'un peuple qui revient de Babylone où il a été déporté, où il a lui-même été étranger. Et étrangers, les juifs le sont à nouveau de retour sur la terre des ancêtres, une terre qu'ils trouvent occupée par d'autres, anciens judéens restés sur place et maintenant de culture et de tradition mélangées et qui sont méprisés, ou nouveaux immigrants installés parfois depuis longtemps et qui sont rejetés. Le peuple de retour veut une restauration de l'ordre ancien et ses chefs, qui donnent au Pentateuque sa forme définitive, réinterprètent la loi de Dieu en quelques 613 règles de vie, dans un repli figé sur soi. Et ils procèdent avec Esdras à une espèce d'épuration ethnique, non violente peut-être par rapport à ce qu'on lit dans d'autres passages bibliques ou par rapport à ce qu'on voit encore de nos jours en Yougoslavie, au Ruanda ou au Burundi, mais c'est néanmoins une épuration ethnique.

Et bien, je crois que les brebis perdues d'Israël à qui s'adresse, d'abord, le Christ sont les hommes qui de tout temps se fient dans les oeuvres de leur sagesse plutôt qu'en la parole de Dieu. L'action de ces hommes est caractérisée par le repli sur soi, par une tradition fermée sur elle-même, avec ses justifications. Elle est caractérisée par la présomption. Ces travers sont au premier siècle ceux de docteurs de la loi et de scribes, Pharisiens ou Sadducéens, qui sont attachés à des rites, à une tradition qui n'ignore pas la parole de Dieu, non, elle s'en réclame à l'inverse, mais en vérité, qui l'annule. Voilà ce que sont les brebis perdues de la maison d'Israël: des hommes qui, comme le dit Esaïe dans le passage indiqué plus haut, ont la crainte de Dieu, oui, c'est-à-dire le respect, l'amour de Dieu, mais une crainte qui n'est que de tradition humaine.

Nous sommes, nous-mêmes aujourd'hui comme eux perdus, pris dans les contradictions déboussolantes de nos sociétés. Alors qu'au cours des dernières décennies les échanges et les connaissances se sont internationalisés avec une accentuation qui nous donne parfois le sentiment de perdre pied, de perdre nos racines, dans le même temps ne cesse de s'exacerber sous nos yeux partout dans le monde une réaction de repli sur soi, de repli identitaire sur des certitudes fermées.

En France même, nous voulons nous protéger derrière des frontières hermétiques ou des centres d'internement. On assiste à des comportements brutaux et inhumains qui, dans le moins mauvais des cas, sont vexatoires et dissuasifs mais qui, dans d'autres cas, sont nourris ouvertement d'appels répétés à la haine de l'étranger. On voit un peu plus loin Srebenica, musulmane hier et qui n'aspirait qu'à la paix, frappée soudain d'interdit devant le monde devenu spectateur impuissant, et se féliciter aujourd'hui d'être redevenue ville serbe comme au XIVème siècle, malgré le plus honteux carnage. On voit ailleurs d'innombrables exemples d'extermination, d'interdit, de rejet, d'intégrisme nationaliste ou religieux (alors que l'intégrisme s'oppose directement à l'universalisme de l'Evangile qu'il veut précisément interdire, annuler). Nous sommes abreuvés d'exemples chaque jour. Et si ce spectacle incessant nous laisse dans certains cas horrifiés et muets, dans d'autres cas, nous atténuons la perception douloureuse que nous en avons en expliquant l'interdit par l'histoire, par l'économie, par la culture, par quelque loi naturelle plus ou moins justifiante.

Ne sommes-nous pas nous aussi, écartelés dans les contradictions de nos vies, cherchant des explications ou des justifications dans la tradition des hommes comme des brebis perdues de la maison d'Israël?

Pourtant Jésus ne se refuse pas, là sur cette route, à l'étrangère. Depuis la création, Dieu vient vers tous les hommes, il est le Dieu de toutes les nations. Et s'il conclut avec ses élus une alliance, c'est pour qu'elle soit pour tous les hommes exemplaire. Nous savons bien par l'Evangile du Christ que l'amour, la grâce, la parole de Dieu ne sont jamais limités dans leur destination.

"Vous aimerez l'étranger, car vous avez été étrangers dans le pays d'Egypte". "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". C'est dire la même chose. Voilà la loi de Dieu, la loi qu'annulent aujourd'hui comme hier les traditions des hommes.

C'est ainsi qu'en disant après une nouvelle supplication de la femme cananéenne: "il n'est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens", Jésus ne veut pas repousser la femme étrangère.

Ecoutons Paul expliquer en Romains 9, 6-8: "Car tous ceux qui descendent d'Israël ne sont pas d'Israël. Parce qu'ils sont la descendance d'Abraham, tous ne sont pas ses enfants; mais il est dit: En Isaac tu auras une descendance appelée de ton nom, c'est-à-dire: ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont les enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés comme descendance".

Jésus va accoucher en quelque sorte les témoins rassemblés là sur le chemin - je dis accoucher parce que c'est dans la douleur -, de la vérité, de la sagesse de Dieu, de la loi d'amour qu'Il est venu pour accomplir.

Nous sommes donc invités à distinguer le levain de la foi du levain des Pharisiens et des Sadducéens de toujours qui se réclament d'une volonté divine qui leur aurait été déléguée; à distinguer le pain de la parole de Dieu du pain des brebis perdues. Nous sommes invités à nous méfier d'une interprétation de l'Ecriture qui détournerait la parole, d'une tradition forgée par les hommes en raison de contingences historiques, politiques, économiques, religieuses ou sociales. Mais cette distinction essentielle, cette vérité, les disciples ne pourront la comprendre tout-à-fait qu'un peu plus tard, après que Pierre aura reconnu en Jésus le Fils du Dieu vivant, peut-être même plus tard encore, après que le Christ sera ressuscité d'entre les morts et qu'il enverra les disciples vers toutes les nations. Alors, les disciples seront en mesure de ne plus confondre enfants de la promesse et enfants de la chair.

La femme cananéenne, elle, a dès maintenant compris l'essentiel. Elle a compris de quel pain et de quelles miettes lui parle Jésus. Ces miettes n'ont rien de péjoratif. Le mot dans la bouche de la femme cananéenne est d'abord le signe de son humilité. Elle ne revendique que des restes. Et cette humilité l'ouvre à la loi de Dieu. Et le reste, dans l'Ecriture, est ce supplément sans cesse accordé à nouveau par Dieu aux hommes en renouvellement de la promesse. La cananéenne sait, elle, qu'il reste toujours des miettes quand les enfants sont rassasiés. Et que plus les enfants sont rassasiés et nombreux, plus il y a de restes pour nourrir les hommes. Elle a compris que la grâce surabonde et que le pain de la Parole est pour tous. Qu'il y a assez, plus qu'assez pour que plus personne n'ait faim, froid ou peur. Que Dieu pourvoit toujours, qu'on peut compter sur lui quand on se fie en lui. Elle nous rappelle qu'il n'y a chez les hommes pas d'étrangers devant l'Eternel.

Et pourtant, cette femme, si elle a foi en Jésus au point de témoigner en lui et pour nous de la parole de Dieu, elle ignore qu'il est Christ, Fils de Dieu, et peut-être continuera-t-elle de l'ignorer. Elle n'a que la foi d'une enfant de la promesse, foi dans la surabondance de la grâce, foi dans la miséricorde du Dieu vivant et cette foi suffit à accomplir le miracle et à sauver son enfant. La foi en la parole du Dieu d'amour d'une femme étrangère à toutes nos traditions témoigne, pour nous ici, de l'universalisme de l'Evangile.

Et bien, nous pouvons garder son enseignement dans notre coeur, nous qui savons de plus que cette surabondance, cet universalisme de la grâce et de l'amour, Christ les a accomplis jusqu'à se donner pour les hommes sur la croix. Nous qui savons que c'est l'universalisme de son Evangile, parce qu'il heurtait les traditions des hommes, qui a conduit le Christ à la croix.

Ouvrons-nous à l'étranger, sachons accueillir l'étranger et souvenons-nous de la femme cananéenne qui nous invite, au nom du Christ Jésus, à partager.

Ouvrons nous et sachons accueillir. Car notre tendance naturelle est la présomption d'accéder par nous-mêmes à une sagesse et à une vérité en réalité humaines, trop humaines. Et cette présomption nous enracine et nous conduit à la peur, à la suspicion, au rejet de l'étranger. C'est une attitude qui se traduit à l'égard de l'autre par l'agression, la violence, les guerres et qui nous conduit nous-mêmes à l'isolement, à l'enfermement stérile.

La vérité et la sagesse nous sont données toujours par un autre, par l'autre qui est notre prochain, cet étranger, et à travers lui par cet Autre qui est Dieu.

La foi seule nous permet de dépasser notre enracinement. La foi seule nous permet de prendre racine ailleurs, en cet Autre qui nous libère, la foi seule nous permet, comme le dit Paul, de nous enter en Christ, c'est-à-dire de nous greffer, de nous fonder en lui.

Alors seulement nous pouvons comme la petite fille de la Cananéenne, recevoir la vie.

Quand nous rencontrons l'étranger, c'est de nous-mêmes que nous avons bien des raisons de nous méfier, de nos habitudes, de nos traditions qui nous poussent au recul, au refus, à l'enfermement, à la mort. Le Seigneur nous ôte toute crainte et toute présomption devant l'étranger.

Rappelons-nous ces autres étrangers dans la Bible: c'est Melchisedek qui a donné à Abraham le pain, le vin et la bénédiction de la part de Dieu. Ce sont les rois mages qui sont venus s'incliner les premiers devant Jésus.

C'est peut-être par l'intermédiaire de l'étranger, au détour d'un chemin, que nous serons rappelés, une fois encore, au moment où nous y attendons le moins, à la sagesse et à la volonté de Dieu.

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