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Le texte qui suit est la reproduction intégrale du
testament spirituel rédigé par Dom Christian Marie de
Cherge, prieur de Notre-Dame de l'Atlas, testament laissé
à sa famille en 1994. Dom Christian Marie de Cherge est l'un
des sept moines trappistes assassinés par le GIA en
Algérie en 1996.
S'il m'arrivait un jour - et ça pourrait être
aujourd'hui - d'être victime du terrorisme qui semble
vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en
Algérie, j'aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma
famille, se souviennent que ma vie était donnée
à Dieu et à ce pays. Qu'ils acceptent que le
Maître Unique de toute vie ne saurait être
étranger à ce départ brutal. Qu'ils prient pour
moi: comment serais-je trouvé digne d'une telle offrande?
Qu'ils sachent associer cette mort à tant d'autres aussi
violentes laissées dans l'indifférence de l'anonymat.
Ma vie n'a pas plus de prix qu'une autre. Elle n'en a pas moins non
plus. En tout cas, elle n'a pas l'innocence de l'enfance. J'ai
suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble,
hélas, prévaloir dans le monde, et même de
celui-là qui me frapperait aveuglément. J'aimerais, le
moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de
solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en
humanité, en même temps que de pardonner de tout coeur
à qui m'aurait atteint. Je ne saurais souhaiter une telle
mort. Il me paraît important de le professer.
Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j'aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C'est trop cher payé ce qu'on appellera, peut-être, la "grâce du martyre" que de la devoir à un Algérien, quel qu'il soit, surtout s'il dit agir en fidélité à ce qu'il croit être l'Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l'Islam qu'encourage un certain idéalisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L'Algérie et l'Islam, pour moi, c'est autre chose, c'est un corps et une âme. Je l'ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j'en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l'Evangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première église, précisément en Algérie, et, déjà dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m'ont rapidement traité de naïf, ou d'idéaliste: "qu'il dise maintenant ce qu'il en pense!" Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s'il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui Ses enfants de l'Islam tels qu'il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion, investis par le Don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences. Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l'avoir voulue tout entière pour cette joie-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d'hier et d'aujourd'hui, et vous, ô amis d'ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes soeurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis!
Et toi aussi, l'ami de la dernière minute, qui n'aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce merci, et cet "A-Dieu" envisagé de toi. Et qu'il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s'il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen! Inch Allah!
Alger, 1er décembre 1993 Tibhirine, 1er janvier 1994